par iangillan » 30 Mars 2023, 17:56
Avant de me faire rare ici, je songeais à écrire un jour sur le sujet "AC/DC est-il devenu un groupe de droite ?". La réponse est complexe. Beaucoup moins évidente que la réponse apparemment évidente: "meuh non ils sont apolitiques, qu'est-ce-que tu nous chantes". Mais aujourd'hui, la réponse est moins difficile qu'il y a 10 ans.
A travers ce groupe (et pas que lui, bien sûr), on peut voir l'embourgeoisement à l'oeuvre -- je ne jette pas la pierre lorsque ça se fait dans certaines limites, bien naturelles car nous vieillissons tous et nous embourgeoisons presque tous si nous en avons les moyens -- embourgeoisement d'une génération post-68arde dépolitisée et hédoniste (là non plus je ne jette pas la pierre lorsque ça se fait dans certaines limites); génération qui par conséquent, l'âge et l'argent aidant, a tout simplement absorbé sans même y réfléchir les idéologies et les pratiques dominantes de son temps, à savoir le néo-libéralisme du marché-roi (contrairement au libéralisme d'un marché tempéré et contrôlé des années 1950-80).
- Dans les 70s, début des 80s, AC/DC, ce sont des hédonistes libertaires apolitiques, sans doctrine bien sûr mais vaguement influencés par le libéralisme sociétal (pas économique) post-68, la naïveté révolutionnaire en moins. Le sentiment anti-establishment, véhiculé dans des lyrics "fuck les bourgeois et leurs valeurs", sert de ciment et d'identification entre le groupe et les fans. Ajoutez à cela une dose d'éthique "working class" -- travailler dur pour s'en sortir et pour réussir -- et vous aurez une image pas trop fausse de ce qu'est l'ère Bon Scott, voire le début de l'ère Johnson. Cela va de pair avec un respect immense de la fanbase, encore plus fort chez AC/DC que chez d'autres. Très 70s, en somme ... Et certainement pas de droite par rapport aux standards conservateurs de l'époque. Pas de gauche pour autant. On est loin des 60s et de leurs revendications.
- Dans les 80s-90s, le groupe est plus ou moins fidèle à sa ligne . Quelques prises de position de Brian Johnson vers le milieu des années 90 le situent probablement dans le camp conservateur (diatribes pas tout à fait injustifiées contre Clinton, et pro- Républicaines), mais c'est individuel et ne touche pas le groupe en tant qu'entité. L'hédonisme libertarien devient cependant hédonisme tout court: fun et good times, déjà très présents dans les 70s, prennent le pas sur le côté "rebelle working class". Mais en tant qu'entité, AC/DC est politiquement neutre dans ses comportements et ses messages, tout au plus d'un libéralisme sociétal et moral consensuel.
- Dans les années 2008 ssq, le virage néo-libéral est flagrant. Evidemment rien dans les textes, résolument insipides de toutes façons, à de rares exceptions près. Cela s'exprime surtout dans un sellout beaucoup plus marqué, devenant à mes yeux pénible avec Rock or Bust, tournée médiocre au plan artistique, et accompagnée de dérives certaines vers le non-respect du public (finir une tournée lucrative coûte que coûte en faisant n'importe quoi, stades only, exclusivités Wal-Mart, merchandising débile etc): la marque AC/DC, comme bien d'autres, entre dans l'abus de position dominante et se comporte comme un mastodonte économique épris de profit. On peut trouver ça acceptable ou "de bonne guerre" (ce n'est pas mon cas), mais cela situe les pratiques du groupe dans la mouvance néolibérale, très éloignée de l'éthique "working class" des 70s.
Questions: Où est la limite entre bien gagner sa vie et sellout ? C'est à partir de combien, un prix de place néolibéral ? Et n'y a-t-il pas pire ? -- ou alors: pourquoi tu nous fais chier avec tes posts sans fin ?
Sur le dernier point, chacun est libre de lire ou d'adhérer à mes rares posts; d'adhérer à cette idéologie néolibérale (fût-elle inconsciente), ou simplement de la tolérer comme un mal fâcheux contre lequel on ne pourrait rien ("ce sont les prix"). Mais qu'il soit permis de la nommer, et d'appeler un chat un chat, une idéologie une idéologie.
Y a-t-il pire ? Certainement. Et alors? Ca ne change rien au diagnostic concernant AC/DC.
Quant au "juste prix", au "prix limite de l'indécence", justement, il n'y en a plus. Je ne peux pas le situer. Personne, on va de surprise en surprise.
Le marché de la musique existait déjà il y a 50 ou 70 ans. Certains le contestaient -- free music, scandait-on à Woodstock, musique gratuite en streaming, c'est la version internet 2.0 -- mais ce modèle est peu satisfaisant dans les faits, car les artistes en souffrent, et ce n'est pas viable. Donc Ok pour le marché, tant qu'il est (auto-)régulé et sert avant tout à faire vivre les artistes et les autres professionnels de la musique. On cherche et on trouve un prix consensuel à peu près stable et qui satisfasse tout le monde. Personne ne se ruinait, et les groupes les plus connus vivaient très très très bien.
Là c'est différent; c'est moins tel ou tel prix que la démarche qui est de droite, au sens de droite moderne néolibérale post-thatchérienne (il existait et existe une droite sociale): on teste le prix maximum qu'on peut soutirer au client, c'est la seule logique. La seule. The sky is the limit. A quoi bon gagner 1 million par an -- ce qui suffit largement pour vivre dans le luxe -- si on peut gagner 20 millions. Comme pour les contrats des footballeurs, c'est plus "richesse garantie", c'est "voyons jusqu'où nous pourrons aller". Et quiconque entre dans cette logique en est un acteur, l'organisateur au premier chef, mais aussi les groupes qui reçoivent des chèques insensés qui doivent être couverts par le client (ne disons plus le fan, être fan n'est plus qu'un ressort qui nous rend manipulables en tant que clients, des "cibles" marketing).
La conséquence de cette logique, c'est une inflation qui ne peut qu'être stoppée par l'éclatement de la bulle, mais c'est regrettable d'en arriver à espérer qu'un système en soi profitable à tous (les groupes vivent bien et les fans profitent de la musique live) se casse la gueule, entraînant probablement des dégâts énormes. Bref, c'est une logique court-termiste, le marché pur, sans aucune auto-régulation, sans aucune pensée à long terme (moins de musique live, image du rock massacrée et terre brûlée, car après ces events, il n'y plus de sous pour aller voir d'autres trucs, sans parler du fait qu'on se coupe totalement de la grande masse et des générations futures -- c'est comme couper toute la forêt amazonienne en quelques années sous prétexte qu'il y a un marché). Un capitalisme de sauterelles dont seules profitent quelques sauterelles, sur le mode "je ramasse un max car je peux me le permettre", une rupture du contrat social d'après-guerre, en somme.
Whether I'm drunk or dead -- I really ain't too sure ...